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La souffrance originaire : La dualité interne du corps propre

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La dualité interne du corps propreD’où vient, demande encore Montaigne, que «nous sent[i]ons plus une coupure de rasoir que dix coups d’épée dans la chaleur du combat »? Évoquant son expérience de chirurgien, R. Leriche écrit avoir amputé sans anesthésie sur le champ de bataille, pendant la Grande Guerre, des soldats gravement blessés, sans déceler dans leur conduite les signes habituels de la douleur aiguë; et il s’étonne à son tour de ce que la même constitution neurophysiologique implique, d’un indi­vidu et surtout d’une situation a une autre, des variations aussi considérables — avant de remarquer que l’amputation donnait au blessé l’assurance d’échapper définitivement à l’enfer des tranchées. Ainsi se trouve démontrée l’absence d’un lien mécanique entre l’importance objective de la lésion et l’intensité subjective de la sensation. Mais ainsi surtout est mise en évidence l’impossibilité de dissocier la douleur de la signification que lui attribue la personne comprise comme une tota­lité humaine en situation. Canguilhem, à la suite de Leriche, se fonde précisément sur la douleur pour rejeter une définition purement quantitative du « normal » et du « pathologique » : il interprète la douleur comme une maladie et montre comment la maladie coïncide en elle avec le malade11. Ce qui est rappeler seule­ment cette évidence, que le mal n’est que s’il est vécu. En ce domaine comme en tous ceux qui touchent l’homme, la véritable objectivité consiste à faire sa place à la subjectivité. Elle consiste, mieux encore, à situer la subjectivité dans le monde où elle déploie concrètement les repères de sa propre existence. C’est pourquoi, si la douleur est toujours, en un sens, douleur du corps, le corps souffrant u ‘est pas — ou pas seulement — Voltairianisme. C’est pourquoi aussi la douleur elle-même devra être définie, non comme l’addition d’une sensation et d’une émotion désagréa­bles, mais comme une altération générale de notre présence au monde. Quelles que soient les causes qui, objectivement, l’expliquent et les manières dont, subjec­tivement, elle s’exprime, elle est l’expérience où l’homme tout entier se trouve placé dans un rapport problématique avec l’homme tout entier.

Ce que nos usages linguistiques laissaient entrevoir, l’expérience à présent le confirme : pas plus qu’il n’y a de souffrance psychologiquement pure, il n’y a pas de douleur physiologiquement pure. Opposer la douleur comme un phénomène local et la souffrance comme un phénomène global, c’est ignorer que la douleur est elle même un phénomène global. Opposer la douleur de l’animal et la souffrance de l’homme, c’est oublier qu’il y a une douleur spécifiquement humaine et s’empêcher de reconnaître dans celle-ci une souffrance à part entière.

Corps et âme, la souffrance nous prend tout entiers. Elle ignore la frontière onto­logique qui sépare la matière et l’esprit. Dans le Livre de Job, les descriptions qui disent le pourrissement de la chair malade sont en continuité avec celles qui expri­ment la détresse du cœur. Elles s’appliquent à des aspects différents d’une seule et même expérience. Il est remarquable que Descartes, après avoir, dans la deuxième de ses Méditations métaphysiques, introduit une distinction réelle entre l’âme et le corps, revienne dans la sixième sur cette distinction et le fasse justement à propos de l’expérience de la douleur. La douleur ne se pourrait, écrit-il, si j’étais seulement « logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire », si je n’étais au contraire « tellement confondu et mêlé avec lui » que « je compose avec lui un seul tout ».

exemples : la souffrance est la proximité absolue du dedans et du dehors; elle est la présence intérieure d’une extériorité radicale. De I‘’intime incohérence du corps propre, elle est la preuve à chaque fois donnée. Cette incohérence d’ailleurs est autant celle du monde dans lequel notre corps nous situe. Si nous sommes, lorsque nous percevons et manipulons tics objets, ouverts à des possibilités qui renvoient de manière significative les unes aux autres et qui dessinent ensemble l’horizon de nos projets, la souffrance est une fermeture qui détruit ces possibilités et réduit le monde à un chaos dans lequel il n’y pins ni projet ni objet.

Souffrance : hyperbole du sentir— infini fait chair. Chair : appropriation désapa-pro priante — unité brisée qui n’est pas tant celle d’un Je peux que d’un Je n’en puis plus. « Mon corps » alors : ce qui précisément ne m’appartient pas; ce qui, ensemble, me fait moi et me conteste comme le ferait une force étrangère à moi. Mais aussi bien ce qui, du même coup, me voue au monde et m’en expulse, me donne une terre et m’empêche d’y être. Ainsi : un et deux à la fois. Qu’il s’agisse de la relation qui unit l’« âme » et le « corps » ou de la relation qui unit l’homme et le monde, il n y n pas lieu il opposer monisme et dualisme. Ils expriment ensemble la vérité d’une expérience essentiellement contradictoire.

C’est ce qu’illustre bien la description, par R. Antelme, de la marche intermi­nable qui le conduit avec d’autres prisonniers, en 1945, du camp de Cîandersheim où il était interné, vers un endroit éloigné des positions récemment conquises par les troupes alliées : « Je ne sais pas comment je peux avancer encore, quelle est la limite de mes forces. Je suis deux pieds qui traînent l’un après l’autre et une tête qui pend. Je pourrais tomber ici, j’aurais même pu tomber axant le hangar, mais il n’y a pas de moment où il faut tomber. Je tomberai ou je ne tomberai pas; si je tombe, c’est le corps qui aura décidé. Moi, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je ne peux plus marcher, et je marche. Au loin, on distingue une longue cheminée de briques. C’est peut-être la |…|. Mais je ne sais pas si j’arriverai jusqu’à la cheminée. Mlle grandit. Je ne cesse pas de faire des pas et d’avancer, je gagne de la route, comme ceux qui ne sont pas fatigués; quand je me demande si je vais arriver, j’avance, la décision du corps est constante, là-dessus je peux m’interroger, marteler “il faut, il faut”, ou laisser pendre mon cou, les pieds avancent toujours. Pourtant je ne peux plus, je n’en peux plus et la cheminée est là, on tourne à droite, encore cent mètres, c’est là, on est arrivé, je ne peux plus, on est arrivé mais on marche encore, c’est là. Ma colonne est arrêtée. Je me couche par terre. J’aurais pu continuer. »

Mais la souffrance ne réunit pas seulement les deux conceptions de la réalité qui s’affrontent dans toute l’histoire de la philosophie, elle fait encore se rencontrer les partisans et les adversaires de la liberté humaine .Leriche

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