Résulte-t-il cependant, de cette nécessité du souffrir, que la liberté n’y trouve aucune place? Dire qu’il n’y a pas de douleur physiologiquement pure, c’est déjà répondre à cette question : sans en être lui-même la cause, le sujet participe au développement de la douleur. C’est un fait : lorsque le médecin demande au patient de s’administrer lui-même le médicament qui le soulagera, sa quantité peut être progressivement diminuée. Il n’est pas besoin d’évoquer l’efficacité des placebos pour se convaincre encore une fois de ce que le mal, ici comme ailleurs, est irréductible aux conditions qui expliquent objectivement sa production. C’est à la même conclusion que parvient Freud sur le plan psychopathologique. A l’explication mécaniste qu’il avait proposé d’abord des névroses, dans laquelle un « traumatisme » refoulé dans l’inconscient était tenu pour la cause réelle de la destruction de la personne, il oppose très vite, on l’a vu, une théorie dans laquelle le passé d’où vient le mal est un passé largement reconstruit par un sujet qui se trouve être alors, pour ainsi dire, victime de lui même. Sans doute y aurait-il beaucoup à dire contre une conception économique qui tend à son tour a réduire la souffrance à un moyen en vue d’une fin. Mais cette conception, quelle que soit son ambiguïté, suggère que la passivité n’annule pas la liberté. Même la psychose mélancolique, bien qu’elle entraîne la « mort de l’avenir » et fasse ressembler l’existence moins à l’accomplissement d’un projet qu’à l’exécution d’un programme, doit être envisagée dans l’optique, non de la seule nécessité, mais d’une « relation entre liberté et nécessité ». Il faut parler de la passivité qui lui est liée, non comme d’une détermination extérieure de type causal, mais comme d’une altération du rapport qui unit l’existence à elle-même.
Cette remarque a une valeur générale. Aussi puissantes que soient les forces qu’elle exerce contre sa personne et dont font partie, paradoxalement, celles qui viennent de lui, la souffrance u ‘a pas le pouvoir de réduire l’homme à une chose. File est bien plutôt la manière dont la liberté prend conscience d’elle-même. A propos de l’expérience de l’échec, interprétée comme une « expérience limite », K. Jaspers remarque certes que c’est « par la nature » — rencontrée alors comme ce qui lui résiste et la conteste — que la liberté se trouve20. Mais, encore une lois, une expérience Dans la souffrance, comme dans l’échec, ce qui se donne sous l’aspect d’une nature opposée à la liberté est en réalité une limitation de Pacte par lequel cette liberté s’affirme. Aussi l’opposition de la nature et de la liberté est-elle une opposition intérieure à la liberté elle-même. Elle signifie non que la liberté n’est rien mais que rien ne fonde la prétention ordinaire de la liberté à la puissance.
Ainsi se trouve dissipées ensemble la confusion de la liberté et de la maîtrise, et de la passivité avec la nécessité anonyme d’un « cours des choses ». Seheler l’a montré à propos du « phénomène du tragique-1 », dont le privilège est juste¬ment de mettre au jour cette situation paradoxale : il y a une nécessité qui suscite contre elle même la volonté du héros, et une volonté dont l’effort même révèle son impuissance à vaincre la nécessité. La nécessité tragique n’est pas seulement une nécessité qu’il est possible de combattre, c’est encore une nécessité qui n’existe a proprement parler que par les forces libres qui la combattent et se brisent contre elle. C’est pourquoi ce qui arrive apparaît à la fois, dans la plupart des tragédies, inéluctable et imprévisible. C’est pourquoi aussi la conduite du héros est ou un élément de la catastrophe ou la catastrophe elle-même22. C’est pourquoi enfin le tragique n’est ni un phénomène moral ni un phénomène entièrement étranger à la morale, et se produit partout où à la question : « qui est responsable? », il n’est pas possible d’apporter une réponse claire et déterminée. Or ces trois traits ne caractérisent pas seulement le phénomène du tragique stricto sensu, ils appartiennent encore plus généralement à une expérience qui reste, jusque dans son pouvoir d’entamer les réserves d’affirmation de la personne, une expérience humaine.
I.a souffrance ne détruit pas la liberté mais la met en relation avec ce qui n’est pas elle; elle introduit ici aussi, entre des termes arbitrairement séparés, antidétonante proximité des extrêmes. En témoignent à la fois la diversité des sentiments qui l’accompagnent et la variété des attitudes qu’elle entraîne et qui vont de l’endurance héroïque à l’abdication dans les cris et les larmes. Or cette variété n’est pas moins celle des conduites qu’elle suscite et que traduit le fait qu’elle puisse donner lieu indifféremment a vengeance ou à compassion. Il y a ceux qui, parce qu’ils souffrent, n’ont de cesse de faire souffrir, et il v a ceux que la souffrance ouvre à la souffrance d’autrui. Ici encore, la situation limite de l’univers concentrationnaire, par les choix opposés qu’elle a pu susciter non seulement chez des hommes différents mais encore, de manière plus décisive, chez les mêmes hommes, montre que la souffrance, loin de l’anéantir, reconduit à elle- même une liberté qui perd seulement, dans cette extrémité, son despotisme. Elle sépare, dans la liberté elle-même, la volonté de la puissance, et la fait apparaître comme une liberté finie.
On n’expliquerait pas sans cela la révolte que la souffrance suscite originairement contre elle-même. On n’expliquerait pas autrement dit son pouvoir d’introduire dans la vie et dans la pensée l’opposition de l’être et du devoir- être.K. Jaspers
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