On peut peut-être, à sa lumière, revoir et corriger le deuxième « postulat » kantien de la raison pratique : le postulat de l’immortalité. Pour un être raison nable mais fini, en effet, la « supposition d’une existence et d’une personnalité de l’être raisonnable persistant indéfiniment» ne peut être liée seulement à celle d’un progrès à l’infini de la volonté comprise, comme elle l’est par Kant, comme volonté autonome. Non qu’il faille opposer ici autonomie et hétéronomie : pas plus que la souffrance n’est purement subie, l’espérance n’est simplement reçue; le lien qui unit la première à la seconde ne serait pas, sans cela, un lien spirituel mais naturel et purement mécanique. Une liberté s’y cherche et n’a donc pas tout à fait renoncé à s’y trouver. Mais cette liberté fait cercle avec la liberté d’un Autre. Sa finitude l’entraîne précisément à trouver ailleurs qu’en elle-même la condition de sa propre affirmation. Elle fait le départ entre l’autonomie, comprise comme le principe formel de la moralité, et une autosuffisance que la souffrance dénonce matériellement comme une illusion.
L’Autre se montre doublement, alors, l’autre du mal : il est à la fois celui à qui nous en appelons pour la restitution de nos possibilités les plus propres et celui avec qui nous avons à rendre le monde habitable. « Je me révolte donc nous sommes », écrit encore Camus en une formule qui exprime mieux qu’une autre la conjonction, dans une même expérience, du moment négatif qui attache la révolte à la répulsion vitale et du moment positif qui l’ouvre à l’espérance. De ce nous qui sauve, la souffrance est la quête : la destitution du moi coïncide en elle avec l’institution d’une communauté dont le partage est la loi. Cette rencontre, dans le partage, de l’indicatif de l’existence possible et de l’impératif d’une exigence qui lui conféré un sens idéal, est l’une des sources de la différence éthique du « mal » et
du « bien ». Qu’est-ce, en elle , qu’une fin mauvaise, sinon celle qui isole les individus les uns des autres et les éparpille en une « poussière spirituelle’1 ». Et qu’est- ce, à l’inverse, qu’une fin bonne, sinon celle qui favorise la promotion mutuelle des personnes et se propose à chacune comme susceptible d’une répétition indéfinie? C’est la répétabilité de principe de la lin bonne qui la rend homogène à l’illimitation féconde du partage telle que la fait apparaître d’abord l’épreuve individuelle de la séparation. Il n’y a pas lieu d’ailleurs d’opposer ici une éthique des valeurs et une morale impérative. Dire « cela est bien » est signifier toujours : cela doit être; dire « cela doit être » est sous-entendre nécessairement : « cela est bien »; la nécessité du devoir se superpose à la validité d’une préférence dont un Autre est l’objet.
Non que puisse être facilement déterminé le sens de l’altérité impliquée dans l’expérience du mal. L’incertitude demeure, en particulier, concernant l’humanité de cet « Autre ». Faut-il voir en lui le véritable dépositaire d’un sens idéalement préservé de l’effondrement général des significations et des valeurs qui composent le monde ambiant de la vie quotidienne, ou Y envers anonyme et insensé d’un tel monde? Et si même il devait recevoir de la souffrance elle-même, à travers l’attente qui nous ouvre a sa rencontre, le visage d’autrui, ce visage ne nous apparaîtrait-il pas dans celle-ci déformé et méconnaissable?
Mais l’Autre ne pourrait répondre s’il ne pouvait comprendre; et il ne pourrait comprendre s’il ne pouvait souffrir. Il doit donc être, dans tous les cas, une autre liberté incarnée, une autre volonté empêchée, une autre puissance brisée. Lorsque Job demande : « As-tu des yeux de chair? Vois-tu comme voit un homme? », il s’adresse à un Dieu dont la justice et la divinité même ne signifieraient plus rien s’il ne témoignait pas en quelque façon de ce que, pour Autre qu’il puisse être, son altérité néanmoins n’est pas telle qu’elle le rende incapable de toute participation à notre condition et ne nous autorise, jusqu’à un certain point, à le désigner comme notre Semblable.kant
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